mercredi 23 février 2011

Pour une réhabilitation de l'intuition en grande école d'ingénieurs

Un des points qui a été soulevé assez régulièrement à propos de l'enseignement supérieur Français en sciences est qu'il accorde une place trop importante aux mathématiques et à la physique, qu'il inculque une vision trop théorique et abstraite et que la quantité d'informations apprises est trop importante. Cet apprentissage massif de connaissance se fait au détriment du développement des capacités de créativité, d'imagination et d'intuition.

Montaigne affirmait en son temps  que le gavage des oies et le bourrage de crâne étaient à proscrire. Selon lui, "Il vaut mieux une tête bien faite qu'une tête bien pleine." Il héritait directement de l'essor de l'imprimerie qui retirait dans une certaines mesure à la connaissance son statut de capital rare et précieux. Les élites de l'époque n'étaient plus tenues de retenir des livres entiers au mot près. Ce n'est pas un hasard si c'est aujourd'hui l'institut Montaigne, avec l'AERES, qui adresse les mêmes critiques au système des grandes écoles comme (cf article "Polémique autour de la formation à la française des ingénieurs" dans Le Monde du vendredi 18 février 2011). Entre temps, le développement d'internet a permis une diffusion et une démocratisation des savoirs encore plus importantes.

L'enseignement supérieur ne peut effectivement pas être résumé à un long bachotage de 2 ans de prépa, suivi de 3 ans d'école, mais force est de constater que les étudiants sont réduits à un statut de récepteurs de données pendant une grande partie de leur parcours. Un cours magistral consiste en une transmission du professeur vers les élèves d'une quantité d'information considérable. Le rôle de l'élève est de prendre des notes et éventuellement de poser des questions s'il ne comprend pas un point. Il ne peut poser une question qui serait trop éloignée du cours parce que le temps est limité (2 heures en général) et le programme est dense. Il deviendra de plus en plus dense à mesure que la science avancera.

Les TD, les colles et les examens se résument souvent à devoir résoudre des problèmes types grâce aux méthodes enseignées en cours. La nouveauté n'intervient que très rarement et ce que l'on recherche avant tout, c'est à créer des automatismes. Ce système satisfait à la fois les élèves et les enseignants dans la mesure où il demande peu d'investissement personnel et produit un bon rendement en terme de notes. Il est bien moins gourmand en énergie de produire, puis d'évaluer une adéquation à un raisonnement existant qu'un raisonnement entièrement neuf. Lorsque l'objectif est de maximiser le rapport connaissances accumulées / temps passé, cela se justifie.

Et pourtant! Est-ce bien judicieux d'investir les jeunes années des décideurs de demain dans un processus effréné d'assimilation de connaissances? Ces deux paragraphes présentent deux concepts amenés par les neurosciences qui illustrent un point important du développement de l'intelligence humaine au cours d'une vie.
L’intelligence fluide : fragile mais performante
Indispensable au développement des fonctions cognitives depuis l’enfance jusqu’à l’âge adulte, l’intelligence fluide résume nos capacités à affronter toute situation nouvelle; elle est la principale pourvoyeuse des plaintes. L’intelligence fluide décline lentement à partir de la trentaine. Ainsi, la mathématique, la cybernétique et certains métiers nécessitant une grande flexibilité mentale et une extrême rapidité – dont témoignent les analystes financiers, les aiguilleurs du ciel ou les informaticiens et dépendant fortement de l’intelligence fluide, connaissent d’ordinaire des niveaux d’excellence d’une apparition précoce. Ses composantes principales sont l’attention, la concentration, la rapidité mentale, la mémoire et la flexibilité mentale.
Source : http://www.lasanteavantout.com/psychologie-sante/facultes-intellectuelles/lintelligence-fluide-fragile-mais-performante/
L’intelligence cristallisée : inoxydable
Heureusement, d’autres fonctions cognitives résistent beaucoup mieux aux effets du temps: ce sont le langage et la culture générale, qui concentrent tous les savoirs acquis. Ces deux composantes principales de l’intelligence cristallisée se développent peu à peu tout au long de notre existence et déclinent très tardivement; on estime que, entre 20 et 60 ans, le vocabulaire moyen d’une personne instruite croît de 2 000 à 6 000 mots. Le génie littéraire n’a pas d’âge. Quant à la culture générale, ne dit-on pas, pour citer Édouard Herriot, que « c’est ce qui reste quand on a tout oublié» ? L’intelligence cristallisée reflète l’apprentissage et l’expérience ;grâce à elle, nous sommes en mesure d’amasser une quantité considérable de connaissances qui, pendant très longtemps, nous permettront de compenser l’érosion des facultés relevant de l’intelligence fluide.
Si nous restons en bonne santé, notre baisse d’efficience intellectuelle reste donc modérée. Excepté lors d’un accident ou d’une maladie, rien ne s’oppose à ce que notre rendement intellectuel se maintienne à un niveau satisfaisant.
Source : http://www.lasanteavantout.com/psychologie-sante/facultes-intellectuelles/lintelligence-cristallisee-inoxydable/

Au risque de vouloir trop simplifier la chose, on peut avancer qu'apprendre à réfléchir et à être plus ouvert à la nouveauté au début de la vie serait un bon investissement pour le long terme. A mesure que les capacités de réflexion s'amenuiseront, les connaissances bien acquises et variées prendront le relais. En revanche, si l'on reste enfermé dans un système de pensée étant jeune, on aura beaucoup plus de mal à en sortir plus tard. Cela illustre aussi un point très important : il n'est jamais trop tard pour apprendre. Rien ne sert de se presser à ingurgiter le plus d'informations possible. On peut étaler l'acquisition des savoirs sur toute une vie en laissant l'expérience les fixer de manière durable.

Il apparaît comme un gâchis contre nature de ne pas accorder de temps au développement et à l'utilisation de l'intelligence fluide des jeunes a fortiori de ceux qui ont été sélectionnés au cours de leurs études pour entrer dans un parcours d'enseignement supérieur élitiste. A l'heure où ils devraient bouillonner d'idée et de motivations pour créer et innover, ils se retrouvent enfermés dans des amphithéâtres à attendre patiemment que les cours se terminent pour pouvoir réviser pour leur prochain examen. Le pire est que cet amoncellement hétéroclyte de connaissances s'oublie très rapidement une fois qu'il a été validé par une note suffisante (ou un nombre de rattrapage suffisant). Heureusement, les activités extra scolaires sont développées et les associations permettent de palier ce manque de sollicitation de l'esprit créatif. Mais n'est-ce pas dommage d'investir 35 heures par semaine (sans compter le travail à la maison) à développer l'intelligence cristallisée et de ne laisser que des miettes de temps au reste? L'étudiant est en permanence stressé et n'a jamais le temps de prendre du recul sur ce qu'il fait. Il doit souvent tout enchaîner et son rythme de vie est éprouvant. Et lorsqu'il s'adonne à ses activités de prédilection, il est en permanence taraudé par un sentiment de culpabilité : "Je devrais être en train de réviser pour mon prochain examen".

Il en découle une grande frustration qui s'exprime à travers un certain nombre d'exutoires :
- Le sport ou les soirées pour évacuer le stress accumulé
- Sécher les cours pour s'accorder le temps dont on a besoin
- Travailler et réviser pendant les cours à la place de les suivre

Quelles solutions apporter? Comment changer l'éducation pour qu'elle corresponde mieux aux étudiants et qu'elle soit moins traumatique? Les étudiants ne veulent pas travailler moins, ils veulent travailler mieux! Ils ne veulent pas laisser tomber l'apprentissage des connaissances, mais rééquilibrer la balance vers leur utilisation.

Quelques idées qui ont été développées dans ce sens dans le débat sur la formation ingénieur (par ordre de popularité) :
"Partir du problème concret pour remonter vers sa solution technique et la théorie qui est derrière. Apprendre pour apprendre n'est pas la finalité d'un ingénieur ..."  - Max Evans , AthisM
"Le métier d'ingénieur est de proposer des solutions techniques pour résoudre un problème (structure, modèles mathématiques, produits financiers, pièces d'industrie). Des projets de "prototypage" sensibiliseraient les élèves à ce qui fait leur force." - Thomas P. , Paris, France
"Inciter les jeunes à s'investir dans des projets personnels visant au développement de méthodes, de techniques, de matériel et au mieux de concepts, en particulier lorsqu'ils abordent des domaines peu connus." - Renaud , Ipswich, MA
"Développer des approches concrètes des sujets enseignés en faisant intervenir des professionnels et en visitant des entreprises" - Clément , ENAC
"Réaliser des projets concrêts pour des entreprises au cours de la formation (l'école ou l'élève peuvent éventuellement toucher de l'argent pour ça)" - Clément , ENAC
"Placer l'innovation au coeur de l'enseignement" - Jérôme D. , Paris, France
"Apprendre aux ingénieurs à être ingénieux et pas seulement besogneux" - Thibaut , ENAC, Toulouse
"Abandonner définitivement tout recours au "par coeur"" - Clément , ENAC
"Proposer des revues de presse tous les lundi matin (actualité scientifique, économique, sociale, internationale et/ou ciblée sur le coeur de métier de l'école)" - Thibaut , ENAC, Toulouse
"Toujours plus de projets par équipes en relation avec des entreprises. Ca existe déjà, il faut en poursuivre le développement. Et quelle cohérence entre une prépa maths qui n'évolue presque pas et des écoles d'ingé de moins en moins scientifiques ?"  - Nicolas P , Paris
"Proposer des cours magistraux qui seraient animés par deux professeurs présents dans la salle (ou plus)" - Thibaut , ENAC, Toulouse
"Faire davantage de cours interactifs en multipliant les exposés courts faîts par des binômes"  - Max Evans , AthisM
"On pourrait imaginer, dans une salle de classe connectée en Wifi, que les étudiants puissent répondre tous aux questions posées par le prof via un système de communication (et plus seulement le seul élève qui a levé la main)"  - Thibaut , ENAC, Toulouse
"Calquer le modèle américain du 12heures de cours par semaines et l'essentiel du travail à la maison."  - Nokia , Chicago
"Laisser plus souvent l'occasion aux élèves de se former par eux-même et à leur rythme. Il arrive régulièrement qu'un long cours magistral se résume à la lecture par le professeur de son cours. Ce que l'élève peut tout à fait faire au calme chez lui."  - Thibaut , ENAC, Toulouse

1 commentaire:

  1. Il est intéressant de se questionner sur ce qu'attendent les entreprises des jeunes diplômés. Je dirais qu'il y a deux cas. Soit elle recherche quelqu'un avec des compétences très précises, la maîtrise d'un langage informatique, d'un logiciel ou d'un modèle économique par exemple, soit elles recrutent quelqu'un avec un profil assez généraliste qu'elle formera ensuite. Dans le premier cas, la majorité de nos écoles, de par leurs enseignements généralistes et majoritairement théoriques ne nous permettent pas d'être expert dans un quelconque domaine. J'irais même jusqu'à dire qu'il est difficile pour nous de développer des compétences. En effet, étant donné la forme que prennent la plupart des cours, le seul effort qui est attendu de nous est du bachotage avant l'examen. Ainsi, on oublie très vite ce que l'on a appris (parfois par coeur) et on ne met pas l'accent sur ce que l'on a compris.

    Dans le deuxième cas, ce que recherche une entreprise semble être quelqu'un capable de s'adapter rapidement à un nouvel environnement, un nouveau système et d'apprendre. Dans ce cas, on pourrait dire que c'est l'intelligence fluide qui est recherchée. Intelligence que nous ne développons pourtant pas au cours de nos études.

    Un changement est nécessaire.

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